Introduction au colloque "Entrepôts et systèmes de stockage dans le monde gréco-romain antique : état des lieux

Véronique Chankowski (Université de Lille 3/HALMA-IPEL-UMR 8164)
Catherine Virlouvet (Université d’Aix-Marseille/CCJ-UMR 6573).

 

Le projet


De 2006 à 2008, un groupe de recherche composé majoritairement de partenaires Espagnols, Français et Italiens a travaillé sur les politiques de stockage dans les sociétés d’Ancien Régime, dans le cadre d’ un réseau d’excellence européen (acronyme RAMSÈS2) issu du 6e PCRD. Cette recherche, centrée sur les sociétés non rurales du bassin méditerranéen, embrassait une vaste période allant de l’Antiquité à la fin de l’époque moderne. Durant cette période en effet, le stockage des denrées est central dans toute politique d’approvisionnement des populations urbaines. Les résultats sont en cours de publication, un certain nombre d’articles sont déjà parus dans les 2 fascicules de 2008 des Mélanges de l’EFR1, et un ouvrage collectif est en préparation pour parution dans la Collection de l’Ecole française de Rome.
Chemin faisant, il nous est apparu au cours de cette enquête qu’il y avait matière, pour la période antique, à approfondir la question. Si nous disposons en effet de sources écrites moins nombreuses et surtout moins prolixes que pour les périodes suivantes, nous avons en revanche des témoignages archéologiques relativement abondants qui suscitent actuellement un regain d’intérêt de la part de spécialistes désormais moins strictement centrés que par le passé sur l’archéologie monumentale. Nous avons obtenu le soutien de l’ANR pour entreprendre un programme de recherche sur le thème « Entrepôts et structures de stockage dans l’Antiquité gréco-romaine ». Ce programme, commencé en janvier 2009, est piloté par le Centre Camille-Jullian, l’IRAA (laboratoires de la Maison méditerranéenne des Sciences de l’Homme d’Aix-en-Provence) et l’Ecole française d’Athènes. Il comporte des ateliers de terrain, avec des études d’entrepôts, à Ostie-Portus (Italie)2, à Hergla (Tunisie), et à Délos (Grèce), mais aussi la réalisation d’une base de données qui voudrait à terme être un instrument de travail participatif pour tous ceux qui s’intéressent à cette problématique3. En effet, si les initiatives de fouilles ou reprises de fouilles de bâtiments de stockage antique se multiplient autour de la Méditerranée (ce colloque le démontre amplement), elles restent pour l’instant dispersées. Un de nos objectifs est donc de proposer de tisser un réseau entre les spécialistes intéressés par ces problématiques.


Les enjeux


C’est là le premier enjeu de cette recherche : confronter les résultats des recherches archéologiques, les mettre en série, les rapprocher des sources écrites que nous voulons aussi répertorier, et offrir aux recherches futures une base de départ. A quoi reconnaît-on un lieu de stockage antique ? La réponse à cette question n’est pas toujours aisée, et ceux qui s’intéressent par exemple aux grands entrepôts à cour centrée de l’époque romaine savent bien les hésitations que l’on peut avoir pour l’identification de tels bâtiments, entre caserne, marchés, entrepôts.

Au-delà, d’autres questions se posent : quelle place occupe la structure fouillée dans la chaîne qui va du stockage domestique au stockage dans les centres urbains, en passant par les lieux de rassemblement intermédiaires et de redistribution, tels les ports fluviaux et maritimes ?

Dans le cas de structures de stockage insérées dans la trame urbaine, comme on l’observe fréquemment pour le monde grec, il est même souvent difficile, au premier abord, de déterminer si l’on a affaire à du stockage domestique, public à l’échelle d’un quartier, ou encore à du stockage lié au commerce de transit.

Dans quel contexte historique les bâtiments fouillés s’inscrivent-ils en fonction de la datation que l’on peut proposer (et le problème de la datation en lui-même se pose aussi, évidemment)? Quelle destination précise avaient les différentes structures dont ils sont composés (pièces plus ou moins grandes, formes de ces pièces, ouvertures, aménagement intérieurs) ? Toutes ne servaient pas forcément au stockage et on aimerait pouvoir préciser quels types de denrées y étaient stockés.

L’enjeu d’une meilleure connaissance des structures de stockage et de leur mode de fonctionnement, est aussi d’éclairer notre connaissance du fonctionnement des économies antiques.
Si l’on admet, tant pour le monde grec que pour le monde romain, que le ravitaillement des centres urbains d’une certaine importance, sans parler même des mégapoles, ne pouvait se passer d’une politique de stockage, doit-on en conclure qu’une telle politique ne pouvait qu’être le fait de la puissance publique ? C’est une idée souvent avancée : ainsi, dans son ouvrage de 2005 sur le marché du grain dans l’empire romain, P. Erdkamp affirme que seules les autorités politiques avaient la capacité de s’impliquer dans une politique de stockage parce qu’elles étaient seules capables de consentir les investissements en entrepôts et en personnel liés au stockage de longue durée ainsi que d’assumer les risques très élevés de perte4. Notre recherche, si elle aboutit, pourrait permettre de confronter cette idée générale, héritée en bonne part du modèle finleyen, à des situations concrètes, positionnées dans l’espace et dans le temps. Le stockage de longue durée (soit de plus d’un an pour P. Erdkamp) était-il vraiment répandu ? Le fonctionnement des espaces de stockage, avec la sous location que l’on connaît pour l’Italie romaine par les textes, était-il seulement générateur de coûts et ne pouvait-il dégager des bénéfices (c’est du moins ce que laisse entendre Cicéron dans la Pouzzoles du Ier siècle av. J.-C.) ? Quel était exactement le rôle dévolu aux importateurs et leur marge de manœuvre dans les politiques d’approvisionnement menées par exemple par une cité grecque comme Athènes entre la période classique et l’époque hellénistique ? Ne faut-il pas distinguer entre réponse à des situations de crises et fonctionnement coutumier ?

Bref, pour reprendre l’analyse très nuancée de J. Andreau dans la conclusion de son récent petit livre sur L’économie du monde romain5, si nous ne devons pas nous contenter d’être des « collectionneurs de papillons », selon l’expression péjorative employée par M. Finley pour qualifier certains spécialistes du monde antique, nous devons partir du terrain, c’est-à-dire des sources textuelles comme archéologiques, pour parvenir à une vision plus précise des économies antiques, une vision débarrassée de la controverse entre primitivistes et modernistes qui continue malgré tout à dicter nombre de nos a priori.

Une piste intéressante pour tous ceux qui travaillent sur l’économie de l’empire romain, est proposée par le récent ouvrage de Peter F. Bang6. Ce dernier y propose une comparaison entre les échanges et le commerce au sein de l’empire romain et de l’empire moghol, qui régna sur l’Inde entre le XVIe et le XVIIIe siècle. L’argument de fond qui permet cette comparaison est leur statut commun d’empires vivant de la levée d’importants tributs. Bang estime que le concept de bazar qui domine les transactions dans cet empire serait plus pertinent que celui de marché pour comprendre le fonctionnement du commerce romain. Il n’est évidemment pas question de nous attarder sur cet ouvrage dans le cadre de cette introduction. Mais on est séduit par nombre de rapprochements qu’opère son auteur entre des situations que nous entrevoyons à Rome et les rapports qui se tissent dans les marchés moghols, beaucoup mieux documentés par les sources textuelles. Bang analyse des situations dans lesquels les marchands tentent de tirer parti d’un marché aux prix instables en retenant des biens pour faire monter les prix. C’est aussi ce dont les marchands antiques sont fréquemment accusés, que ce soit dans des écrits théoriques sur le comportement de l’homme de bien opposé à celui du marchand malhonnête (cf. Cicéron), ou dans des récits de cherté réelle telle la famine survenue à Antioche lors du passage de l’empereur Julien (362-363) que Bang analyse dans son livre. Derrière de tels comportements, il y a spéculation sur des réserves qui devaient bien se trouver quelque part. L’acte même de conserver des denrées peut être rentable, en dehors même de la spéculation proprement dite, c’est ce que montrent les tablettes de l’agro Murecine qui témoignent de l’existence de prêts entre particuliers gagés sur du blé égyptien entreposé dans les entrepôts de Pouzzoles. Bang n’aborde quasiment pas la question du stockage, comme c’est d’ailleurs souvent le cas dans les études consacrées aux opérations commerciales : nous espérons que le travail entrepris dans le cadre de ce programme permettra à terme de les prendre pleinement en compte dans les études futures sur les échanges romains.

De même, pour le monde grec, se pose la question de la finalité des comportements de thésaurisation et de redistribution sur les marchés.
On a autrefois souligné l’absence de grands entrepôts, interprétée comme une caractéristique d’échanges à flux tendus et confortée dans les sources textuelles par les mentions de blocages de la distribution ou de disettes. En réalité, une analyse des témoignages épigraphiques oblige à conclure à la réalité de pratiques de stockage, à commencer par celles qui concernaient le grain qui, à l’époque hellénistique, peut être acheté en gros dans le cadre de financements publics et redistribué, sous des formes et par des procédures diverses, aux citoyens ou à une partie de la population. Entre le commerce de gros et la vente au détail sur les marchés ou dans les boutiques, il faut nécessairement supposer des lieux de déchargement et de redistribution qui devaient être équipés d’espace de stockage ou d’entrepôts à proprement parler. C’est cette hiérarchie des espaces et des bâtiments qu’il importe désormais de préciser.
Il est vrai que le développement des structures de marché dans la cité d’Athènes apparaît d’abord comme une rupture avec des pratiques de stockage des surplus. Ainsi, d’après Plutarque (Périclès 16, 3), Périclès avait introduit un comportement tout à fait nouveau dans l’aristocratie des possédants en vendant sa récolte en une fois au marché pour disposer d’une somme d’argent qui lui permette de planifier ses dépenses au cours de l’année en ayant, de même, recours au marché pour ses achats. Le développement des structures de marché rend donc moins nécessaires les grandes réserves privées des propriétés, comme le note l’Economique du Pseudo-Aristote (I, 6, 2). Plus tard, nombreuses sont les sources qui insistent sur la rapidité de la vente des cargaisons dans les emporia et les marchés des grands centres de redistribution marchande : à peine déchargée, la marchandise est vendue.
Toutefois, on aurait tort d’opposer stockage et marché. Il est manifeste que le stockage revient à une autre échelle et devient alors un des enjeux des politiques d’approvisionnement des cités grecques, mais il reste encore à en analyser les manifestations concrètes et en particulier la traduction archéologique. Ces politiques d’approvisionnement ont connu des évolutions qu’il n’y a pas lieu de détailler ici7 mais elles restent fondées sur le recours au stockage, même de courte durée, dans la mesure où elles font intervenir des achats de gros, tant au niveau de la cité comme acheteur public (c’est le cas des fonds d’achat de grain analysés par L. Migeotte) qu’au niveau des revendeurs qui achètent aux importateurs et peuvent parfois s’entendre entre eux pour des achats massifs (comme le montre l’affaire des marchands de blé chez Lysias, mais aussi certaines clauses de la loi sur la vente du bois et du charbon à Délos). Une loi athénienne du IVe s. sur le blé des îles, la loi d’Agyrrhios, récemment publiée par R. Stroud8, montre comment la cité organise le circuit des importateurs en même temps que les dispositifs de stockage. Du point de vue des bâtiments, il convient donc d’analyser plus en détail l’équipement des portiques hellénistiques qui bordent les agoras et servent, dans plusieurs cas, au stockage préalable à la vente, mais il faut aussi s’interroger sur les aménagements de bâtiments publics qui, comme l’Aiakeion dans la loi athénienne d’Agyrrhios, ont pu servir de lieux de stockage.

La question se pose aussi à l’échelle d’ensembles plus vastes : s’il est vrai que, comme cela a été observé pour l’Europe moderne9, le blé issu des redevances alimente une grande partie du marché, notre cartographie des structures de stockage doit tenir compte des rapports de domination. Ainsi, à la suite des politiques achéménides, la politique des rois hellénistiques en Asie mineure tendait à interdire aux cités dépendant de leur autorité d’importer du blé ou de constituer des réserves, pour conserver la possibilité d’écouler leurs propres stocks de blé constitués par les prélèvements tributaires10.

Les politiques publiques tendent donc à favoriser le stockage contrôlé par l’Etat en raison de l’influence possible des pratiques de stockage sur les prix, mais elles laissent aussi entrevoir le rôle assumé par les particuliers en ce qu’elles expriment en même temps une méfiance à l’égard du stockage à des fins de spéculation, par exemple par l’interdiction faite aux revendeurs d’acheter au delà d’une certaine quantité. Dans certains cas, les intérêts des exportateurs entrent dans les négociations entre les cités grecques et les pouvoirs royaux en Asie mineure hellénistique, puisque ce sont des particuliers qui interviennent comme exportateurs entre la terre royale et les cités, comme en témoigne par exemple la lettre d’Antiochos III à Héraclée du Latmos qui vise à préserver leurs intérêts par des exemptions de taxes. Les intérêts des particuliers apparaissent toujours de façon ténue dans nos sources mais cette question doit rester présente lorsque nous nous interrogeons sur le statut de magasins et bâtiments de stockage, par exemple sur le front de mer à Délos.

Il convient donc de réinsérer la question du stockage dans les analyses sur l’économie antique, en prenant en compte l’ensemble de la chaîne dans laquelle il s’insère.
Tel est la motivation de ce programme, motivation ambitieuse et modeste à la fois. Aujourd’hui, les archéologues et les historiens du monde romain, lorsqu’ils travaillent sur les entrepôts, partent forcément de la précieuse synthèse de G. Rickman, que les spécialistes du monde grec leur envient. G. Rickman est mort il y a quelques semaines, et ce colloque se veut un hommage à sa mémoire, comme va nous le rappeler A. Tchernia dans quelques instants. Notre objectif est de créer, pour le monde gréco-romain, un outil aussi incontournable que celui produit par Rickman en son temps, plus complet parce que résultant d’un travail collectif fondé sur les moyens actuels de dépouillement, intégrant les questionnements actuels des spécialistes de l’économie antique et permettant, on peut l’espérer, de faire surgir de nouveaux questionnements.

 

Le déroulement du colloque


Situé relativement en début du programme ENTREPÔTS (janvier 2009-décembre 2012), ce colloque qui pourra bien apparaître à première vue comme un colloque de collectionneurs de papillons, présentera des cas concrets récemment travaillés (ex-nihilo ou en reprise d’études), cas particuliers ou cas d’une région un peu plus étendue (Fayyum). Nous essaierons de tenir à travers ces cas très diversifiés le cap des quelques questions que nous venons d’énumérer.

 

Documents

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Télécharger les résumés des communications et posters : .pdf

 

Notes

[1] J. Horvat, Early Roman horrea at Nauportus, MEFRA 120-1, 2008, p. 11-121 ; N. Monteix, La conservation des denrées dans l’espace domestique à Pompéi et Herculanum, MEFRA 120-1, 2008, p. 123-138 ; J. Dubouloz, Propriété et exploitation des entrepôts à Rome et en Italie (Ier-IIIe siècles), MEFRA 120-2, 2008, p. 277-294 ; N. Tran, Les collèges d’horrearii et de mensores, à Rome et à Ostie, sous le Haut-Empire, MEFRA 120-2, 2008, p. 295-306 ; G. Geraci, Granai nell’Egitto ellenistico e romano : problemi tipologici, lessicali, funzionali e metodologici, MEFRA 120-2, 2008, p. 307-322 ; D. Vera, Gli horrea frumentari dell’Italia tardoantica : tipi, funzioni, personale, MEFRA 120-2, p. 323-336. 

[2] L’enquête sur la zone d’Ostie-Portus, véritable conservatoire d’entrepôts pour la Rome de la fin de la République et de l’Empire, a commencé dans le cadre du précédent programme européen transversal RAMSÈS2 évoqué ci-dessus. Une recherche approfondie a été menée sur les grandi horrea d’Ostie. Ses résultats sont sous presse dans le volume de synthèse à paraître dans la collection de l’EFR. Pour une brève présentation d’étape des résultats, cf. E. Bukowiecki, N. Monteix, C. Rousse, Ostia antica : entrepôts d’Ostie et de Portus. Les grandi horrea d’Ostie, MEFRA 120-1, 2008, p. 211-216. 

[3] Base de données présentée lors du présent colloque. 

[4] P. Erdkamp, The Grain Market in the Roman Empire. A Social, Political and Economic Study, Cambridge UP, 2005 (en particulier p. 143-168 pour la question qui nous intéresse).

[5] J. Andreau, L’économie du monde romain, Ellipses, Paris, 2010. 

[6] P. F. Bang, The Roman Bazaar. A Comparative Study of Trade and Market in a Tributarian Empire, Cambridge, 2008. 

[7] Cf. R. Descat dans B. Marin, C. Virlouvet éd. Nourrir les cités de Méditerranée. Antiquité-Temps modernes, 2003, p. 589 et s. 

[8] Dans Hesperia Suppl. 29, 1998.

[9] J. Meuvret, Le problème des subsistances à l’époque de Louis XIV, 1988

[10] Cf. Pierre Briant dans Les échanges dans l’Antiquité : le rôle de l’Etat, 1994, p. 69 et s.