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Contexte et enjeux

Contexte

La problématique d'ensemble des entrepôts antiques, sous un angle liant étroitement les questions historiques aux recherches archéologiques, a été très peu abordée.

La seule synthèse de cette nature qui existe concerne l'époque romaine et elle remonte à 1971. Il n'existe pas d'équivalent actuellement pour le monde grec. Il s'agit du livre de G. Rickman, Roman Granaries and Store Buildings. Dans ce livre très dense, Geoffrey Rickman a eu le mérite de prendre en compte aussi bien les aspects archéologiques des structures bâties que l'ensemble des questions historiques soulevées par les entrepôts civils et militaires du monde romain : fonctions, propriété, personnel employé. À bien des égards, ce livre sert toujours de point de départ à la réflexion des romanistes. Mais les cas concrets envisagés par l'historien n'ont fait à cette époque l'objet d'aucune enquête nouvelle. Rickman se contentait de reprendre les plans et les informations trouvés dans une bibliographie fort ancienne en général, remontant souvent à la première moitié du XXe siècle, voire à la fin du XIXe. Il ne lui était en effet pas possible de réviser seul l'ensemble de ces données. C'est pourquoi son ouvrage, qui n'a pas été remplacé depuis, est désormais très insuffisant même pour le monde romain, tant en raison des nouvelles découvertes intervenues depuis que des révisions que l'on peut effectuer à présent sur les cas publiés en 1971.

La fresque de l'Isis Geminiana, IIe siècle - début IIIe siècle ap. J.-C.
La fresque de l'Isis Geminiana, IIe siècle - début IIIe siècle ap. J.-C. (Musée Vatican, d'après Pomey 1997)

Pour le monde grec, on a autrefois souligné l'absence de grands entrepôts, interprétée comme une caractéristique d'échanges à flux tendus et confortée dans les sources textuelles par les mentions de blocages de la distribution ou de disettes.

En réalité, une analyse minutieuse des témoignages épigraphiques oblige à conclure à la réalité de pratiques de stockage, à commencer par celles qui concernaient le grain qui, à l'époque hellénistique, peut être acheté en gros dans le cadre de financements publics, et redistribué, sous des formes et par des procédures diverses, aux citoyens ou à une partie de la population. Entre le commerce de gros et la vente au détail sur les marchés ou dans les boutiques, il faut nécessairement supposer des lieux de déchargement et de redistribution qui devaient être équipés d'espaces de stockage ou d'entrepôts à proprement parler. Plusieurs programmes archéologiques ont eu pour résultat le repérage de ces structures, mal identifiées auparavant.

En effet, si personne n'a tenté, pour la période antique en général, la même synthèse que G. Rickman, plusieurs équipes sont à l'heure actuelle au travail autour de thèmes touchant à la question des entrepôts antiques. Pour l'époque romaine, citons entre autres, en Gaule, les fouilles françaises des entrepôts de Vienne, celles des horrea d'Amiens ou celles à venir des horrea de Barzan, près de Bordeaux ; en Tingitane, les fouilles italo-marocaines de Thamusida ; en Cisalpine, les fouilles slovènes de Nauportus et les fouilles franco-italiennes d'Aquilée ; en Lycie, les fouilles autrichiennes reprenant les recherches sur le complexe de Myra. Dans le monde grec, à Délos, des programmes d'étude du littoral antique (Ecole française d'Athènes) se sont intéressés à la façade maritime et ont abordé la question des équipements en magasins destinés au commerce de redistribution ; parallèlement, l'étude des structures de stockage dans les zones urbaines de Délos fait l'objet d'un programme d'étude de l'EfA depuis 2006. En Asie Mineure, les fouilles de Sagalassos menées par une équipe de l'Université de Leuven ont repris l'étude de dispositifs de l'agora qui pourraient être destinés au stockage. Dans d'autres cités, d'autres bâtiments sont à repérer, par des recherches bibliographiques et par des investigations de terrain. Certains de ces édifices, proches de l'agora, paraissent répondre à un modèle d'urbanisme pergaménien qui s'est développé au IIe s. av. J.-C. mais un examen attentif des vestiges permet d'affiner la chronologie et d'en faire remonter d'autres, comme c'est le cas à Sagalassos, à la fin du IVe ou au début du IIIe s. Il apparaît en tout cas de plus en plus clairement qu'une meilleure évaluation des capacités de stockage des cités serait un élément déterminant dans la compréhension de leurs choix politiques et économiques.

Du côté des historiens, l'ensemble de l'équipe qui a participé ces dernières années au programme sur « le ravitaillement des villes du bassin méditerranéen de l'Antiquité aux temps modernes » (dans le cadre du programme européen RAMSES2) a déjà soulevé à différentes reprises les questions touchant au réseau, aux fonctions et à la gestion des entrepôts du monde gréco-romain sans prétendre les résoudre dans le cadre d'un programme transversal couvrant l'ensemble des sociétés méditerranéennes d'Ancien Régime. À l'université de Lille 3, une équipe du laboratoire HALMA autour de J. Arce et B. Goffaux se propose de mener une enquête archéologique et historique sur les entrepôts antiques de la péninsule ibérique. Un projet de même nature est en cours d'étude à l'université de Viterbe (La Tuscia), en Italie, sous la responsabilité conjointe de F. De Romanis et C. Pavolini. Il y a là assez d'interrogations convergentes pour espérer aboutir dans des délais raisonnables à des progrès substantiels dans notre connaissance de ces systèmes de stockage antiques à destination des foyers de consommation et tenter une synthèse collective des résultats obtenus.

Phases de construction identifiées dans les Grandi Horrea
Phases de construction identifiées dans les Grandi Horrea (fond de plan : relevé I. Gismondi ; DAO E. Bukowiecki - N. Monteix, IRAA - EFR)

Enjeux

Les enjeux scientifiques du projet sont importants. La question des structures de stockage est au coeur des débats des spécialistes sur la nature de l'économie antique. Si l'on ne peut plus soutenir les positions modernistes qui furent jadis celles d'un Rostovtzeff par exemple, les réserves sont nombreuses à l'égard de conceptions proches de la théorie primitiviste exprimée il y a plus de 30 ans par M. Finley. On retrouve cette question à propos des entrepôts : faut-il penser que le stockage à moyen et long terme, comme l'était celui destiné aux populations urbaines, ne pouvait qu'être le fait des cités ou plus tard de l'administration impériale ? P. Erdkamp, dans un livre récent, opte résolument pour une réponse affirmative. Il estime que le stockage d'une certaine ampleur ne pouvait émaner que des pouvoirs publics (magistrats des cités, fonctionnaires impériaux) parce qu'il dépassait les forces de l'entreprise privée et s'accordait mal à sa méfiance devant la prise de risque économique. Ce « modèle » se fonde sur une appréhension globalement primitiviste des sociétés antiques dans lesquelles l'importance des marchands et des conduites économiquement risquées est minimisée. D'autres, tel A. Giardina, ont pourtant montré que les marchands romains n'étaient pas aussi hermétiquement étrangers à la prise de risque qu'on l'a souvent affirmé.

Le présent projet voudrait soumettre à un examen minutieux, en croisant toutes les sources possibles, cette idée selon laquelle la politique de stockage serait le seul fait des pouvoirs publics. Une séparation aussi nette entre public et privé ne répond-elle pas d'ailleurs à une conception moderne de ces questions ? Il n'est pas aussi simple de séparer les intérêts privés des charges politiques dans le monde des cités. Il faut remettre en cause l'idée d'une séparation nette entre stockage public (qui serait le seul à concerner des populations d'une certaine taille comme les populations urbaines) et stockage privé (qui se limiterait à des besoins individuels).